« C’est affreux ! Ecoutez-moi ! Je vous en supplie ! »
Un grand groupe de poneys commence à se réunir devant la pauvre marchande désemparée, juchée sur l’estrade placée devant la mairie. Ses crins d’ordinaire soigneusement coiffés sont tout emmêlés, son regard fou scrute la foule. Mais la jument terrestre beige ne voit pas celle qu’elle cherche. Elle se mord les lèvres puis secoue la tête. Elle n’a pas l’habitude de parler à autant de monde… Mais elle se lance.
« Lyra… Lyra a disparu ! »
Vent de peur dans la foule. Tous les poneys commencent à discuter entre eux : qu’a-t-il pu se passer ? Qui est le responsable ? Comment cela s’est produit ? Seul un étalon terrestre solitaire garde le silence. Une voix s’élève alors, venant d’une jument d’âge mur aux crins grisonnants.
« Bon Bon, calmez-vous. Depuis combien de temps n’avez-vous pas vu Lyra ?
-Madame la Maire… » Bon Bon fait une pause. Elle cherche à reprendre ses esprits. « Elle… Elle a disparu sous mes yeux. Il y a eu un éclair, et Lyra n’était plus là. »
Un silence de mort s’installe sur l’assemblée. Confus, certains se regardent en espérant lire la réponse à la folie de la jument beige dans les yeux d’un compatriote. D’autres haussent les épaules et s’en vont. La marchande de sucreries parcourt la foule du regard, en plein désarroi. L’étalon brun dans la foule semble perdu dans ses pensées. Bon Bon comprend bien que cette histoire est capillotractée… Mais ils doivent la croire ! Elle a vu Lyra disparaître ! Elle n’est pas du genre à mentir !
« S’il vous plaît… » appelle-t-elle, la gorge serrée. De plus en plus de poneys commencent à s’éloigner. Les jambes de la jument beige se dérobent sous elle. Elle ferme les yeux. C’est injuste ! Pourquoi personne ne la croit ? Pourquoi est-ce si dur de dire la vérité ?
Dans la foule, l’étalon fixe la terrestre, plongé dans un abîme de réflexion.
Devant le désespoir de Bon Bon, certains poneys s’interrogent sur la véracité de ses propos. Une voix éraillée s’élève alors du haut du ciel.
« Bon Bon dit vrai ! Ce matin, c’est Derpy qui a disparu ! »
Cette fois, tous les yeux se dirigent vers la pégase. Dans la foule, le poney aux crins brun sombre se fige. Bon Bon, surprise, lève les yeux vers celle qui vient lui apporter son soutien, et constate qu’elle possède une alliée de poids : Rainbow Dash, ancienne porteuse d’un Elément d’Harmonie. La fière jument cyan défie la foule du regard.
« Un nuage venant de la forêt Everfree l’a prise en chasse. J’ai tenté de le repousser, mais il a lancé un éclair sur elle. J’ai placé une équipe au-dessus de la forêt pour tenter de la retrouver. » explique-t-elle, l’air sombre.
La confusion se répand parmi l’assemblée. Rainbow Dash a sauvé de nombreux poneys au cours de sa vie ; personne n’oserait remettre sa parole en question. C’est alors qu’un cri de terreur retentit :
« Quelle horreur, quelle horreur ! Nous allons tous disparaître ! C’est affreux ! »
La jument rose qui a crié se cabre, hennit et s’enfuit. Presque aussitôt, la quasi-totalité des poneys présents se mettent à crier, puis foncent au triple galop vers leurs maisons. Rainbow Dash et Mayor Mare essaient désespérément de calmer les esprits effrayés. Bon Bon gémit. Ponyville la laisse tomber…
Cependant, un sabot vient se poser sur l’épaule de la marchande de sucreries. Elle lève ses yeux turquoise et rencontre un regard bleu perçant qui la met tout de suite mal à l’aise. On dirait qu’un univers entier est contenu dans ces yeux qui la fixent. On y lit le savoir, la sagesse mais aussi une tristesse et une mélancolie qui semblent venir du fond des âges.
« Bon Bon, c’est cela ? Je m’appelle Time Turner. Je peux vous aider. Parlez-moi des circonstances de la disparition de Lyra, s’il vous plaît. »
La voix est calme et douce, encourageante. Mais la marchande n’est pas dupe. Contrairement à Lyra qui serait prête à croire n’importe qui, Bon Bon est dotée d’un naturel sceptique. Elle se relève, passe son sabot dans sa crinière pour se donner un semblant de dignité et dit d’une voix qu’elle espère être assurée :
« Et comment pouvez-vous m’aider ?
-Disons que… Mon amie Derpy s’est volatilisée, elle aussi. Miss Dash vient de me l’apprendre… Je suis convaincu que ces deux disparitions sont liées. » commence le poney aux crins en épis, l’air sombre. Puis un sourire apparaît sur son visage : « Il se trouve que je suis l’heureux propriétaire d’une machine qui pourrait nous être très utile pour retrouver nos amies. »
Bon Bon hésite. Elle piétine le sol. Elle a certes besoin de toute l’aide possible, mais ce Time Turner ne lui inspire pas vraiment confiance. Pourquoi a-t-il l’air si triste et si joyeux en même temps ? Plus elle le regarde, plus elle a l’impression que quelque chose cloche.
« C’est très impoli de dévisager les gens, mademoiselle. » sourit le poney terrestre.
Elle renâcle, surprise. Puis elle finit par soupirer.
« D’accord, d’accord. Mais je veux que vous me montriez cette machine d’abord. »
Une ombre d’inquiétude passe dans le regard de l’étalon, mais son sourire reste intact.
« Très bien. Elle se trouve dans la maison de Derpy. »
Après une petite marche dans les rues désertes de la ville, les deux poneys arrivent devant une chaumière sans jardin. L’étalon ouvre la porte sans prendre la peine de toquer. Il avance dans le salon, la jument sur les talons.
« Maman ? Tu es rentrée ? » crie une voix fluette mais joyeuse venant de l’étage. Une petite licorne à la robe mauve et aux crins d’or descend les escaliers à toute vitesse… Elle s’immobilise en voyant les deux nouveaux arrivants. Une expression triste passe sur son visage en voyant que sa maman n’est pas là, mais elle retrouve très vite son sourire.
« Docteur ! s’écrie-t-elle, toute heureuse.
-Docteur ? demande Bon Bon en haussant un sourcil.
-Mademoiselle Bon Bon, permettez-moi de vous présenter Dinky Hooves, la fille de Derpy Hooves, sourit Time Turner.
-Docteur ! Vous êtes venu voir comment va Sexy ? questionne la petite en sautillant.
-Sexy ?! s’exclame la marchande, de plus en plus confuse.
-Je crois qu’il va falloir expliquer certaines petites choses… » rit le poney, gêné.
« Donc, si je comprends bien, vous êtes un docteur, vous voyagez dans l’espace-temps grâce à une machine que vous surnommez parfois Sexy et Derpy vous accompagne dans toutes sortes d’aventures rocambolesques ? conclut Bon Bon en se passant un sabot sur le front.
-Je ne suis pas un docteur, mais le Docteur ! gémit l’étalon. Sinon, vous avez tout bon.
-Vous êtes… malade ! Je vais vous ramener à l’asile tout de suite !
-Non, madame, s’il vous plaît, supplie Dinky. Allez voir sa boîte, elle est dans le grenier ! »
Le Docteur se frappe la tête avec le sabot. Avec toutes ces explications, il en a carrément oublié la raison de sa présence ici ! Il demande à Dinky si elle sait où est sa maman et la pouliche répond tristement par la négative. En rentrant à la maison, elle n’a vu personne. Elle a trouvé son goûter, comme d’habitude, mais rien d’autre. Le Docteur se lève, puis galope vers les escaliers.
« Suivons-le ! Il est parti dans sa boîte magique ! » rit Dinky en courant à sa suite.
Bon Bon est moins enthousiaste, mais elle suit tout de même la petite pouliche aux crins d’or. Elles montent un escalier, puis un autre, pour arriver au grenier. Dedans, c’est étonnamment propre. Pas une seule araignée, pas un grain de poussière. Mais Bon Bon ne voit rien de spécial dans l’obscurité ambiante. Une lumière jaune orangée venant de la corne de Dinky lui permet de voir un peu plus clair, et elle remarque aussitôt une grande boîte bleue. Le Docteur a disparu.
« Il est… Là-dedans ? Mais c’est minuscule… » soupire la jument beige. « Ce Time Turner n’est qu’un charlatan. »
Soudain, la porte s’entrebâille et l’intéressé sort sa tête aux crins ébouriffés. Avec un grand sourire, il crie à ses partenaires de monter à bord. Dinky rit et se faufile dans l’ouverture.
« On ne rentrera jamais », grommelle la marchande de douceurs en tirant la porte. C’est là qu’elle s’arrête d’un coup, les yeux exorbités, ne pouvant y croire.
L’intérieur de la « minuscule » boîte bleue est tout sauf minuscule. Il est plus grand encore que l’intérieur de la maison de Derpy. Les murs sont recouverts de lueurs rondes. Plusieurs passerelles permettent d’accéder à un faisceau de lumière bleue éclatante. Autour de ce tube cyan, il y a une sorte de table pleine de boutons, de leviers et d’autres trucs. De grandes structures ressemblant à des coraux semblent soutenir le plafond. Dinky court dans tous les sens en poussant des cris euphoriques. Bon Bon s’avance sur le sol de métal en tremblant. Soudain, le propriétaire de l’endroit fait son apparition, une cravate verte dans le sabot.
« Bienvenue, mademoiselle ! Faites comme chez vous, s’exclame-t-il avec politesse. Je vous présente le TARDIS ou Temps A Relativité Dimensionnelle Inter-Spatiale pour les initiés. Pouvez-vous m’aider à mettre cette cravate ? ajoute-t-il, un peu penaud. Quand j’avais des mains, c’était plus pratique, mais je ne me suis pas vraiment accoutumé à mes sabots… »
Bon Bon reste de glace. Elle tremble violemment en répétant « Mais c’est impossible… ». Ses pupilles sont réduites à deux minuscules ronds tandis qu’elles voyagent d’un bout à l’autre de la pièce. Dinky s’approche tout sourire pour lui proposer un muffin. La marchande, complètement chamboulée, finit par sortir en courant, fait trois fois le tour de la cabine en haletant, retourne à l’intérieur, ressort, la regarde, rerentre, reressort, puis s’arrête, la bave aux lèvres, les veines des yeux palpitantes, les crins encore plus emmêlés qu’avant…
« C’est… C’est… C’est de la sorcellerie ! C’est plus grand…
-A l’intérieur, oui, oui, affirme le Docteur en hochant la tête. Vous entrez, oui ou non ? Ah, et Dinky, peux-tu aller me chercher la casquette de ta mère ? Je vais en avoir besoin. Oh, mademoiselle Bon Bon, ma cravate, s’il vous plaît… ? »
La jument beige cligne des yeux. A l’incompréhension succède la colère. Elle gifle le Docteur avec une force peu commune. Une éternité semble passer. L’étalon finit par reprendre ses esprits, puis jette à Bon Bon un regard outré.
« Pourquoi avez-vous fait ça ?! Qu’est-ce que j’ai fait ?
-A votre avis ?! Vous débarquez de nulle part, vous avez un… Un truc, là – elle désigne le TARDIS d’un mouvement de sabot éperdu – et en plus vous vous comportez comme si c’était normal, comme si je devais gober tout ça et, et, – elle colle son visage à celui du Docteur de façon à le regarder droit dans les yeux – ET JE DOIS AUSSI NOUER VOTRE CRAVATE ?! crie-t-elle.
-Ben… Oui… Je ne vois pas le problème, Derpy m’a cru sur-le-champ…
-Je ne m’appelle pas Derpy, je ne suis pas naïve et surtout, je n’ai pas de problèmes mentaux ! » hurle la jument au comble de la fureur.
C’est alors que l’attitude du Docteur change du tout au tout. Il se raidit, muscles tendus. Son visage se fige, son sourire gêné s’efface. Ses pupilles, pareilles à deux trous noirs, expriment une colère infinie. Mais le plus terrifiant, c’est qu’hormis ces détails, il semble très calme. Bon Bon sent ses sabots trembler et son instinct lui crie de fuir, comme si elle faisait face à un terrible danger.
« Je vous interdis, je répète, interdis de la traiter de la sorte, lâche-t-il enfin. Derpy n’est peut-être pas la plus intelligente des poneys qui existent, mais elle possède une rare qualité – il inspira profondément – elle a un cœur d’or. Elle m’a cru, elle m’a accueilli, elle m’a sauvé la vie nombre de fois. Je lui dois tout. Il est hors de question, hors de question que je l’abandonne et que je laisse votre amie subir le même sort. Vous ne me portez peut-être pas dans votre cœur mais je vous demande de tolérer ma présence à défaut de l’apprécier. Je peux aider Lyra, à condition que vous m’aidiez. Ai-je été clair ? »
Le ton froid du poney brun la fige. Bon Bon avait pris cet étalon pour un hurluberlu évadé d’un asile, mais elle comprend à son ton calme et décidé qu’il ne lâchera pas l’affaire. Elle hoche lentement la tête, et le Docteur se détend. Une petite voix vient amenuiser la tension entre les deux adultes.
« Désolée de vous embêter, euh… J’ai la casquette de maman. » dit timidement Dinky en l’agitant dans l’air. Le couvre-chef bleu foncé tombe au sol. « Oups… »
Un sourire doux vient illuminer la figure du Docteur. Un instant, Bon Bon se demande pourquoi il est aussi gentil avec la fille de Derpy. Il va ramasser la casquette et rentre dans son TARDIS. Dinky le suit en courant, et Bon Bon hésite un instant avant de rouvrir la porte. L’intérieur de l’endroit la déstabilise toujours autant, mais elle prend sur elle et s’avance jusqu’à la console de commande où s’affaire l’étalon.
« Avec tout ce bric-à-brac, vous n’avez pas d’attacheur de cravate ?
-Un… Brillante idée ! Je devrais avoir ça dans mon dressing », s’exclame le Docteur d’un ton joyeux. Il presse un bouton, tire un levier et appuie sur un autre bouton. Un escalier en tournicotons descend du plafond sous les yeux écarquillés de Bon Bon. A toute vitesse, le poney brun grimpe les marches et disparaît dans une sorte de grenier. Ravie de pouvoir visiter un endroit qu’elle n’a jamais vu, Dinky monte quatre à quatre en criant au Docteur de l’attendre. Bon Bon reste immobile, prend une grande inspiration, puis se retourne en se disant qu’elle ne va pas poser plus de questions.
Une fois cravaté, le Docteur et la petite pouliche redescendent, les escaliers disparaissent et l’étalon brun s’empare de la casquette. Il regarde un instant à l’intérieur, puis un sourire satisfait passe sur son visage.
« Parfait, un cheveu avec son bulbe intact ! » s’exclame-t-il. Il court droit vers une manette, la pousse, et un étrange engin sort du sol. L’étalon dépose précautionneusement la casquette, puis saisit délicatement le crin avec une pincette. Il le place sur une plaque de verre et laisse la machine faire son travail, c’est-à-dire produire une lumière verte et faire apparaître une carte d’Equestria sur un écran.
« Il ne reste plus qu’à attendre », sourit-il. « Oh, savez-vous comment fonctionne cette machine ? C’est tout simple, en fait… »
Sous les élucubrations du Docteur, Dinky fait un sourire à Bon Bon puis bâille. La journée va être longue.